« Mon Dieu, je suis trop gros !
Personne ne m’aime.
Esseulé dans la ville étrangère, je parcours sans relâche le dédale de ses ruelles noires.
Mes chaussures neuves me font un mal de chien.
Tiens, c’est toi Suzanne ?
Bizarre, je ne t’imaginais pas si proche… »
Dans une ville inconnue d’Europe de l’Est, un homme exilé de Paris, solitaire et qui ne comprend pas la langue locale, erre par les rues… Honteux de sa corpulence, il fait pourtant diverses rencontres féminines, qui vont le conduire à se blesser le pied gauche. De cette plaie purulente, il ne tarde pas à tirer un étrange plaisir : car y apparaît Suzanne, son amour disparu…
Ce conte noir à l’ambiance kafkaïenne (on pense ici au Château) bascule alors dans une histoire d’amour fou éminemment « toporienne ».
Après Le Locataire chimérique (1964), inspiré du Procès, puis Joko fête son anniversaire (1969), hommage à La Métamorphose, Portrait en pied de Suzanne (1978) vient compléter dans l’œuvre de Roland Topor sa trilogie noire romanesque, placée sous le signe de Kafka.
Cette nouvelle édition d’un des textes les plus bouleversants de Topor est augmentée de six illustrations inédites en France (réalisées pour l’édition allemande de 1985).
Roland Topor (1938-1997) : peintre, dessinateur, écrivain, dramaturge, poète, chansonnier, cinéaste, acteur, photographe, etc. Remarqué très tôt pour ses étranges dessins au graphisme original (dans Arts, Bizarre et Hara-Kiri), il reçoit le prix de l’Humour noir dès 1961 et crée le mouvement d’avant-garde Panique avec Arrabal, Jodorowsky et Olivier O. Olivier.
Son premier roman, Le Locataire chimérique, sera adapté au cinéma par Roman Polanski ; son deuxième, Joko fête son anniversaire, recevra le prix des Deux-Magots en 1970 ; il écrira aussi des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre et des livres concepts.
Du long-métrage d’animation La Planète sauvage (avec René Laloux, prix spécial du Jury à Cannes en 1973) au meilleur film sur Sade, l’étonnant Marquis (avec Henri Xhonneux), en passant par les émissions télévisées Merci Bernard, Palace et Téléchat, Topor marquera également de son empreinte le cinéma et l’audiovisuel.
Certaines de ses images (affiches pour Amnesty International ou les films L’Empire des sens et Le Tambour) ont fait le tour du monde, toujours relevées d’un humour noir féroce.
« De son vivant, Topor vendait peu de tableaux, en donnait beaucoup, ses livres faisaient des bides, ses pièces des scandales, ses films faisaient hurler les critiques, et tout cela le rendait hilare : qu’est-ce que vos parents ont été cons ! Dépêchez-vous de (re)découvrir ou même relire tout simplement ces petits bijoux d’un des génies du XXe siècle. Avant que trente crétins, par leur silence, ne nous l’enterrent pour de bon. » (Yves Frémion, Fluide glacial)
« Le malheur des autres ne m’a jamais consolé du mien. Les autres sont trop différents de moi, justement. Leur destinée m’est aussi étrangère que le sort des insectes. Le spectacle d’une mouche à laquelle on arrache les ailes ne saurait me réconforter. J’ai pu m’en divertir, à la rigueur, mais sans y découvrir le signe d’un ordre supérieur. La justice divine est à l’image de Dieu : elle n’existe pas.
Les autres ne me sont pas assez ressemblants, je ne m’y retrouve pas. J’avoue que je préfère les savoir heureux, par prudence. Sinon, ils deviennent dangereux. Je n’aime pas voir leur sang, non plus, ni leurs entrailles, tout ça me dégoûte. Pourtant, si quelqu’un est à plaindre, c’est moi. Les autres n’ont qu’à se débrouiller seuls. Ils n’étaient pas plus malheureux avant ma naissance, ils ne le seront pas davantage après ma mort. »
« Je veille auprès de Suzanne endormie. C’est étrange, sa ressemblance avec mon pied gauche. Je sais bien qu’un pied est un pied, que Suzanne est Suzanne, mais mon pied est plus proche de Suzanne que de moi. J’avais deux pieds. Suzanne m’a pris l’autre, il ne m’en reste qu’un. Je ne suis pas en train de me plaindre, au contraire. Est-ce que je ne donnerais pas mes deux pieds pour Suzanne ? Et puis la souffrance s’est apaisée. Oh, je ne suis pas dupe. Le mieux que j’éprouve est dû au sommeil de Suzanne, je m’en rends compte. N’empêche que j’y gagne. Je respire à petits coups par crainte de la réveiller. Il faut dire qu’elle est exténuée. Il y a de quoi. Comment a-t-elle réussi à supporter mon énorme masse de graisse ? Cela me dépasse. Je ne comprendrai jamais rien aux femmes. Il pleut. »
© Nouvelles Éditions Wombat, 2019.