Jusqu’où devra-t-on s’humilier pour travailler ?
Jeune homme honnête et soutien de famille, Joko se rend à son travail à la citerne de la ville, comme tous les matins, lorsqu’un inconnu bondit subitement sur son dos et lui ordonne de le porter jusqu’à l’hôtel, contre rémunération. D’abord outré d’être pris pour une bête de somme, Joko ne tarde pas, comme ses collègues, tous attirés par l’appât du gain, à changer d’avis et à se vendre. Mais la dépendance entre le porteur Joko et ses clients va prendre des formes tout à fait étranges et monstrueuses, l’entraînant avec ses proches dans un véritable cauchemar…
Relecture Panique de la théorie du maître et de l’esclave, fable kafkaïenne d’un comique cruel sur l’« uberisation » généralisée, Joko fête son anniversaire est un des romans les plus noirs et les plus féroces de Topor, récompensé par le prix des Deux-Magots en 1969.
« Il sera peu question de fêtes ou de loisirs dans Joko mais beaucoup de travail : un travail traité avec un humour carnavalesque sombre, un grotesque “gothique” très drôle et très triste... Joko est un roman, entre autres, sur les véritables raisons de l’exploitation des hommes : ni la nécessité structurelle, ni l’organisation sociale, ni les froides raisons économiques, ni même l’impression de supériorité d’une partie de la planète, mais le plaisir de faire souffrir d’autres hommes. Oui, seulement ça. » (Extrait de la préface de Pacôme Thiellement)
Roland Topor (1938-1997) : peintre, dessinateur, écrivain, dramaturge, poète, chansonnier, cinéaste, acteur, photographe, etc. Remarqué très tôt pour ses étranges dessins au graphisme original (dans Arts, Bizarre et Hara-Kiri), il reçoit le prix de l’Humour noir dès 1961 et crée le mouvement d’avant-garde Panique avec Arrabal, Jodorowsky et Olivier O. Olivier.
Son premier roman, Le Locataire chimérique, sera adapté au cinéma par Roman Polanski ; son deuxième, Joko fête son anniversaire, recevra le prix de Flore en 1970 ; il écrira aussi des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre et des livres concepts.
Du long-métrage d’animation La Planète sauvage (avec René Laloux, prix spécial du Jury à Cannes en 1973) au meilleur film sur Sade, l’étonnant Marquis (avec Henri Xhonneux), en passant par les émissions télévisées Merci Bernard, Palace et Téléchat, Topor marquera également de son empreinte le cinéma et l’audiovisuel.
Certaines de ses images (affiches pour Amnesty International ou les films L’Empire des sens et Le Tambour) ont fait le tour du monde, toujours relevées d’un humour noir féroce.
« De son vivant, Topor vendait peu de tableaux, en donnait beaucoup, ses livres faisaient des bides, ses pièces des scandales, ses films faisaient hurler les critiques, et tout cela le rendait hilare : qu’est-ce que vos parents ont été cons ! Dépêchez-vous de (re)découvrir ou même relire tout simplement ces petits bijoux d’un des génies du XXe siècle. Avant que trente crétins, par leur silence, ne nous l’enterrent pour de bon. » (Yves Frémion, Fluide glacial)
Il n’a pas fait dix pas qu’un deuxième individu lui saute sur le dos. Machinalement, Joko répète « Descendez, s’il vous plaît » lorsqu’il remarque les jambes qui l’étreignent : ce sont les jambes nues d’une femme. D’ailleurs, une voix douce, également dotée d’un accent, le questionne :
– Où allez-vous ?
– Je vais à la citerne. Descendez, s’il vous plaît. Je n’ai pas de temps à perdre. Je suis déjà en retard.
– Quelle citerne ?
– La citerne de M. Borota.
– Eh bien, vous me déposerez à côté, devant l’hôtel Concordia.
– Mais vous êtes folle ! Prenez un taxi !
– Il n’en est pas question ! Ce n’est pourtant pas très difficile ce que je vous demande là. Je ne suis pas lourde et je paie bien. En or.
– Si vous ne descendez pas, je vais vous faire tomber comme l’autre.
– Comme Sir Barnett ? N’y comptez pas ! Vous sentez ceci ?
Joko sent la pointe d’une épingle s’enfoncer dans sa nuque.
– N’ayez pas peur, reprend la femme, je ne m’en servirai pas, à moins d’y être forcée. Allons, soyez raisonnable et tout se passera bien.
Joko a beau jeter des regards éplorés autour de lui, la rue est toujours aussi déserte. Ses yeux s’embuent de larmes.
– Vous porter jusqu’à l’hôtel Concordia ? Mais je n’y arriverai jamais. C’est loin, je ne suis pas assez fort. Prenez-en un autre. Que vont dire les gens ? Descendez. Je dois aller travailler.
– Trêve d’enfantillage, dit la femme dont la voix se durcit. En route !
Bon gré, mal gré, Joko doit obéir. Quand il ralentit l’allure, la pointe de l’épingle sait ranimer son ardeur. Ravie, la femme éclate de rire. Un rire très frais, très jeune. Elle est certainement jolie.
« C’est un trésor de l’absurde qui vient d’être déterré. Mais cette fable signée Roland Topor, récompensée en 1970 par le prix des Deux-Magots, n’est pas à mettre entre n’importe quelles mains. La cruauté y est continue. Le style, limpide et douloureux à la fois... » (Simon Bentolila, Marianne)
« Pur bijou d’humour noir, ce livre cruel est enfin réédité. Topor s’y amuse des rapports de dominants/dominés, de la vilenie des uns et de la bassesse des autres. Allant crescendo dans l’horreur, sans rémission, l’histoire sarcastique avance avec un délicat plaisir sadique à aller toujours plus loin. À lire avant de faire carrière. » (Jean-François Caritte, Psikopat)
« Avec sa logique féroce, Topor pousse son postulat absurde jusqu’à ses ultimes conséquences. Le burlesque glisse insensiblement vers l’horreur et la cruauté. » (Phil Casoar, Fluide glacial)
« Bien avant les frictions entre taxis et VTC, et tandis que le chômage à l’époque n’était encore qu’une anomalie de parcours, celui qui écrira Taxi Stories en 1988 – preuve qu’il maîtrise le sujet – campa ainsi un monde où la fortune autorise certains à user d’autres comme de chevaux. (...) Topor offre ainsi, comme à son habitude, au moyen d’une plume inégalable, cauchemardesque matière à réflexion. » (François Perrin, Le Vif-L’Express, Belgique)
« Rire en éprouvant un malaise constant, voilà la situation impossible et donc délectable dans laquelle se retrouve le lecteur de Topor. Nous sommes comme chez Kafka, dans un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre, ni tout à fait un autre. Un monde où des humains comme Joko sont transformés en taxis vivants par d’autres qui exigent d’êtres portés (...) Topor, pessimiste radical mais plein d’une verve “hénaurme” est décidément un contemporain indispensable puisqu’il nous apprend à rire, toujours et encore, dans l’horreur universelle de notre temps. » (Jérôme Leroy, Causeur)