Roman de mystère fantastico-policier, Le Démon de l’île solitaire est un chef-d’œuvre inédit du maître des « mauvais genres » japonais.
Célibataire sans histoires, Minoura tombe éperdument amoureux d’une jeune collègue de bureau au passé mystérieux, Hatsuyo, avec qui il se fiance... Peu après, Hatsuyo est brutalement assassinée, dans sa chambre apparemment close. Dévasté, Minoura demande l’aide d’un ami, détective à ses heures, pour l’aider à retrouver la piste du criminel. Avant de disparaître à son tour, ce dernier lui laisse néanmoins une série d’indices dissimulés dans une étrange statuette. C’est alors qu’une autre connaissance vient prêter main-forte à Minoura : Michio Moroto, ancien colocataire et rival, qui nourrit une passion homosexuelle coupable à son égard et a ses propres raisons de s’intéresser à cette affaire. Leur enquête mènera l’étrange duo jusqu’à une île mystérieuse où se déroulent des expériences abominables visant à transformer l’humanité...
Roman fantastico-policier, paru à l’origine en feuilleton en 1929-1930, Le Démon de l’île solitaire est une des œuvres les plus célèbres du maître des « mauvais genres » au Japon. Mêlant énigme en chambre close, suspense et anticipation, chasse au trésor et romantisme échevelé, ce « mystère » baigné de sensualité perverse multiplie allègrement les références à Edgar Poe et Conan Doyle, évoquant aussi parfois L’Île du Dr Moreau ou Le Mystérieux Dr Cornélius. Mais c’est pour mieux aborder d’exotiques contrées où déviances et monstruosités creusent le réel d’une inquiétante étrangeté, brouillant les frontières entre l’humain et le bestial, le masculin et le féminin...
Considéré par de nombreux écrivains japonais comme le chef-d’œuvre de Ranpo, cet étonnant classique de la littérature populaire est traduit en français pour la première fois.
EDOGAWA Ranpo, nom de plume de Tarô Hirai (1894-1965) choisi en hommage à Edgar Allan Poe, est le maître de la littérature policière et fantastique japonaise des années 1920 à 1960. Inventeur en 1925 du personnage de détective Kogorô Akechi, il popularise la littérature policière au Japon et créera en 1955 le premier prix décerné à ce genre, qui porte toujours son nom. Tout en assumant ses influences occidentales (Edgar Poe, H. G. Wells, Conan Doyle, Gaston Leroux...), Ranpo insuffle à ses récits un ton unique, mêlant érotisme, perversion, grotesque et macabre, dans des novellas noires comme La Chenille, La Bête aveugle ou Le Lézard noir (adapté au théâtre par Yukio Mishima) devenus des classiques de la littérature japonaise.
Père du mouvement « ero guro nansensu », son influence marquera aussi durablement le cinéma (de La Bête aveugle de Yasuzô Masumura à Inju de Barbet Schroeder) comme le manga (Suehiro Maruo).
“ Les deux ou trois jours qui suivirent le meurtre, je n’allai pas travailler et m’enfermai chez moi, causant du souci à ma mère et au couple de mon frère aîné et de son épouse. Hormis la seule fois où je m’étais rendu aux obsèques de Hatsuyo, je ne mis pas le pied dehors.
À mesure que les jours passaient, je commençais à ressentir clairement ce qu’était la vraie tristesse. Ma relation avec Hatsuyo n’avait duré que neuf mois, mais la profondeur et l’intensité de l’amour ne se mesurent pas avec la durée. En trente ans de vie, j’avais éprouvé toutes sortes de tristesses, mais jamais une affliction aussi profonde que lorsque j’ai perdu Hatsuyo. L’année de mes dix-neuf ans, mon père était mort, et l’année suivante une de mes petites sœurs ; moi qui avais un tempérament faible de nature, je m’étais senti très triste, mais ce n’était rien comparé au cas de Hatsuyo. L’amour est une chose curieuse. Il peut vous donner des joies sans équivalent dans ce monde, mais s’accompagne parfois, en échange, de la plus grande tristesse de toute une vie. Par chance ou par malheur, je n’ai jamais connu la tristesse d’une déception sentimentale, mais, quelle qu’elle soit, on peut sûrement la supporter. Lorsqu’on subit un échec amoureux, l’autre n’est encore qu’un étranger. Mais dans notre cas, nous aimant mutuellement et profondément, faisant fi de tous les obstacles – oui, comme j’aimais à le dire, enveloppés d’un nuage rose venu de je ne sais quels cieux –, nous étions unis corps et âme et ne faisions plus qu’un. Je ne pouvais me sentir aussi lié à aucun parent proche ; Hatsuyo était ma moitié, que je n’avais rencontrée qu’une seule fois dans ma vie. Et cette Hatsuyo avait disparu. Si elle était morte de maladie, j’aurais encore eu le temps de la soigner, mais, après m’avoir quitté de bonne humeur, en à peine dix heures de temps elle s’était changée en une triste et muette poupée de cire qui gisait devant moi. De plus, elle avait été cruellement assassinée, son pauvre cœur déchiré de manière atroce par un inconnu surgi du néant.
Je pleurais en relisant ses nombreuses lettres ; je pleurais en ouvrant le registre généalogique de ses véritables ancêtres qu’elle m’avait offert ; je pleurais en contemplant la vue sur la plage qu’elle voyait en rêve, que j’avais dessinée à l’hôtel et gardée précieusement. Je ne voulais parler à personne. Je ne voulais voir personne. Je voulais seulement m’enfermer dans mon bureau étroit, fermer les yeux et voir Hatsuyo, qui à présent n’était plus de ce monde. Dans mon cœur, je ne voulais parler qu’avec elle.
Le lendemain de ses obsèques, au matin, il me vint une idée et je me préparai à sortir. Ma belle-sœur me demanda si je partais au travail, mais je sortis sans même lui répondre. Ce n’était évidemment pas pour aller travailler. Ce n’était pas non plus pour aller consoler la mère de Hatsuyo. Je savais que, ce matin-là, avaient lieu la crémation et le recueil des os de la défunte. Ah ! Pour voir les tristes cendres de mon ancienne fiancée, je me rendais en un lieu abominable.
J’arrivai juste à temps, alors que la mère de Hatsuyo et les membres de sa famille, armés de longues baguettes, participaient à la cérémonie de recueil des os. De façon peu conforme aux usages, je présentai à la mère mes condoléances et demeurai distraitement debout en face du four. Personne ne parut s’offusquer de mon inconduite. Je vis l’employé briser avec violence un agglomérat de cendres en le frappant avec ses baguettes métalliques. Et, pareil à un métallurgiste en quête de quelque métal parmi les rouilles d’un creuset, il cherchait habilement les dents de la défunte pour les réunir dans un petit récipient. Éprouvant une douleur presque physique, j’observais ma fiancée traitée comme une « chose ». Mais je ne regrettais point d’être venu. Car, dès le départ, j’avais un but précis quoique puéril.
Je profitai d’une occasion, à l’insu des autres, pour dérober sur la plaque de fer une poignée de cendres, une partie de ma fiancée dont l’apparence avait tragiquement changé. (Ah ! Comme j’ai honte de ce que je suis en train d’écrire !) Puis je m’échappai jusqu’à un vaste champ des alentours et, tel un fou, hurlant toutes sortes de paroles d’amour, j’introduisis ces cendres, j’introduisis ma fiancée dans mon estomac... ”
« Entrez ! Laissez-vous tenter ! Le Démon de l’île solitaire d’Edogawa Ranpo vous réservera d’insensés frissons ! (...) Publié en feuilleton entre 1929 et 1930, deux ans avant la sortie de Freaks, le film de Tod Browning, ce roman est signé par le maître du récit policier japonais, disciple de Poe pour l’angoisse érotique et le grotesque macabre, et de Conan Doyle pour les figures d’enquêteurs. (...) Tantôt hanté de pulsions érotiques, tantôt objet de manipulations sadiques, le corps est le thème du livre. Soumise à l’énergie du rebondissement feuilletonnesque, la narration est traversée d’états vertigineux où les personnages accèdent par la souffrance aux secrets de leur psyché. Un serial surréaliste et grand-guignolesque de haute école dont on sort, comme son héros, le cheveu blanchi par la terreur. » (François Angelier, Le Monde des livres)
« Un mélange résolument à part teinté de citations de ses maîtres occidentaux (provocation dans un Japon encore furieusement nationaliste) teinté cependant de particularismes nippons qui, des décennies avant, préfigurent l’avènement de la “culture geek”. Difficile de croire que ce roman remonte à 1930 tant il est moderne, sans doute grâce à une traduction qu’on imagine inspirée. L’ensemble commence comme un roman à énigme avec deux meurtres en chambre close, mais là où le genre tel qu’il triomphait en Occident restait très froid, Rampo y ajoute une dose de romantisme (...) Sans déflorer, l’intrigue prend vite un chemin vers le grotesque, avec sa fabrique de monstres mené par un criminel démoniaque rappelant que Ranpo fut d’abord feuilletoniste, et qui pourrait bien être un de ces démons à visage humain chers à la tradition nippone. Inutile de dire qu’ici, le plaisir de lecture n’est nullement limité à l’archéologie... Un livre à part donc, où le roman populaire se mêle à la qualité littéraire, d’une modernité impressionnante de par son mélange de genres tout en se jouant des codes de chacun. » (Thomas Bauduret, Mythologica)
« Il arrive, trop rarement à mon goût, d’avoir ce plaisir extraordinaire : découvrir un roman qui est une sorte d’OVNI littéraire, un roman dont la lecture vous laisse pantois et enchanté. C’est l’expérience que je viens de vivre avec Le Démon de l’île solitaire d’Edogawa Ranpo, un roman-feuilleton japonais (...) J’ai été frappé par la culture littéraire de l’auteur, qui cite ou fait référence aussi bien à Poe qu’à Conan Doyle ou Victor Hugo, se servant d’éléments utilisés dans leurs œuvres. Cette érudition, plus un talent d’écrivain au style étonnamment moderne, est mise au service d’une intrigue policière aux relents fantastiques passionnante, avec des aspects érotiques et sexuels d’une liberté de ton impensable dans des journaux français de la même époque, sans parler de la description des malheureux monstres digne de Tod Browning dans Freaks (...) Remarquablement bien traduit par Miyako Slocombe, dans un style à la fois fluide et élégant tout en respectant l’écriture différente de la nôtre, voilà un roman de policier fantastique qu’il faut absolument lire, nous offrant une plongée dans un univers mental et culturel profondément différent du nôtre mais où nous réalisons que les pulsions profondes et les motivations de l’être humain sont les mêmes partout. » (Jean-Luc Rivera, site Actu SF)
« Original et unique en dépit des 85 ans qui séparent cette parution française de l’originale, Le Démon de l’île solitaire fait une nouvelle fois la démonstration du talent d’Edogawa, et de sa capacité à mêler récit policier et ambiance dérangeante à souhait. (...) On est véritablement happé par une intrigue aboutie et haletante, pleine de rebondissements astucieux, le côté roman à énigme et à la fois intelligent et ludique, et le côté malsain propre à l’auteur dérange et fascine à la fois. » (Armand Lebœuf, site Manga News)
« L’ambiance est chargée de mystère, dans cette enquête avec une touche de fantastique. Çà et là, on trouve des allusions aux œuvres des maîtres du genre policier (et à un roman de H. G. Wells). Si l’érotisme est évité, Edogawa Ranpo paraît indiquer que l’homosexualité n’est pas si taboue dans la société japonaise de l’époque. Il entraîne ses personnages dans des tribulations riches en énigmes et en péripéties, des aventures mouvementées et dangereuses. Une intrigue impeccablement construite, pour un roman d’une indéniable qualité supérieure. » (Claude Le Nocher, site Action-Suspense/ABC Polar)