Il y a deux types de rire : le petit rire né de la soumission aux limites – incarné par le « chroniqueur » actuel, mi-humoriste, mi-valet du pouvoir – et le grand rire né de la confrontation à l’illimité, de la mise en pièces de nos conditionnements. Le Professeur Choron provoquait un grand rire. Il était un samouraï, une figure théâtrale de violence et de distinction. Tous les Chevaliers sauvages est un voyage dans le Japon, la France et les États-Unis de l’après-guerre, en quête des véritables guerriers du comique. Un tombeau de l’humour et de la guerre, où l’on croisera les figures de Mishima, Choron, Cavanna, Fred, Topor, Reiser, Gébé et Andy Kaufman, valeureux héros d’une époque révolue où l’humour fonctionnait comme un substitut à la guerre.
Cet essai précurseur et essentiel sur la « galaxie Hara-Kiri » est ici augmenté d’un texte inédit consacré à Georges Wolinski.
Figure culte de la réflexion artistique contemporaine, écrivain, vidéaste (Stupor Mundi, avec Thomas Bertay), chroniqueur dans « Mauvais Genres » sur France Culture, collaborateur de la revue MLQ à L’Association, Pacôme Thiellement est l’auteur de nombreux ouvrages sur la pop culture.
De la musique (Poppermost sur les Beatles, Économie eskimo sur Frank Zappa, Cabala sur Led Zeppelin…) aux séries TV (Les Mêmes Yeux que «Lost » , Trois Essais sur « Twin Peaks »…), en passant par le cinéma, la BD ou la littérature, ses textes fulgurants et stimulants sont accueillis avidement par une communauté éclectique de plus en plus grande de fans, lecteurs et complices. Simultanément à cette nouvelle édition augmentée, il publie un nouvel essai sur l’amour, Sycomore Sickamour (PUF).
« On ne rit pas parce qu’on aime la vie ; certainement pas. On rit parce qu’on déteste cette vie, parce qu’on déteste ce monde, parce qu’on déteste l’injustice, la cruauté, la médiocrité. On rit parce qu’on déteste ce que certains hommes ont fait subir aux animaux, à la nature et aux autres hommes. On déteste la laideur qu’ils ont érigée comme religion ; la bêtise qu’ils pratiquent comme un culte ou l’incurie qu’ils récompensent. Lorsqu’on rit, on ne dit pas “oui” à cette vie. On la défie. On la nargue. On hausse la mise. On lui dit : chiche ! quitte ou double ! On rit pour abolir notre naissance, pour mourir au monde, pour s’évanouir de démence. On rit pour les mêmes raisons qu’on s’abandonne à la passion sensuelle ou à l’alcool : pour mourir un peu à ce monde et au Créateur, cet imbécile, ce fou… »
« On sait à peu près tous à quoi pouvait ressembler une apparition du Professeur Choron. Ce qu’on sait moins, c’est le basculement provoqué par ses deux faces, tel Charlie Chaplin : “dedans” et “dehors”. Sans sa moustache, personne ne reconnaissait Chaplin (passant incognito son propre concours de sosies, il est arrivé troisième). Croisé dans la rue des Trois-Portes, en début d’après-midi, avant de passer le rideau vert de sa salle de rédaction, Choron était invisible dans sa panoplie de Georges Bernier, un peu voûté, avec sa casquette, ses grandes lunettes rondes et sa veste noire. Mais, une fois dedans, il faisait corps avec son masque, se nourrissait du chaos et de la fumée, explosait dans des monologues qui faisaient frémir le fond des mondes. Il y aurait beaucoup à dire sur Choron et le “pouvoir charismatique”. Sauf que Choron avait beau être charismatique, ce n’était pas un homme de pouvoir : c’était un chef de guerre. S’il avait été un homme de pouvoir, il aurait mis beaucoup d’ironie détestable dans son champagne. Il aurait toujours eu l’air de “dire tout haut ce que les autres pensent tout bas” (alors qu’il faut toujours dire, tout haut ou tout bas, ce que personne n’a encore pensé). Comme tous les atroces chroniqueurs d’aujourd’hui, il aurait eu des paroles tendancieuses, racistes ou homophobes, dites dans un style feutré, avec des œillades de connivence abjecte. Or, toutes ces manigances d’homme de pouvoir, Choron n’en usait jamais. Ce à quoi on se confrontait dans ses monologues, c’était à une anarchie sauvage, sans préférences idéologiques et sans pitié ; une vision drôle et violente de l’absurdité de l’existence.
Comme la pataphysique, comme la continuité conceptuelle, l’humour bête et méchant est une ascèse. Et Hara-Kiri n’était ni un magazine ni une avant-garde, c’était une Voie. Ce n’était pas un magazine : l’existence ou la non-existence d’un support papier n’était nullement garante de la présence de l’esprit Hara-Kiri. Choron seul, un soir, dans un bar, pouvait épiphaniser l’esprit Hara-Kiri ; alors qu’en vingt ans de malheur, et la participation d’éminents génies (Gébé, Willem), le pseudo-Charlie des années 1990 n’a jamais réussi ne serait-ce qu’à le suggérer. Ce n’était pas non plus une avant-garde : pas parce que le mensuel bête et méchant n’était pas assez artiste pour prétendre à ce titre, mais au contraire parce qu’il l’était trop. Les avant-gardes, après guerre, furent artistiquement nulles, poétiquement bancales, politiquement idiotes. Hara-Kiri fut génial presque partout. Mais surtout, dans la personne du Professeur Choron, Hara-Kiri aida à rendre lisible une des conditions d’existence produites par l’après-guerre, affectant à la fois l’art et la vie, à savoir qu’on ne pouvait plus vivre avec intensité, courage et honneur, sans faire de sa vie une œuvre d’art ; et son corollaire immédiat : on ne pouvait plus produire d’œuvre d’art intense, courageuse et honnête, sans que celle-ci ne soit immédiatement vérifiable en tant que vie. »
© Nouvelles Éditions Wombat 2018.