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CAVANNA


Le dernier qui restera se tapera toutes les veuves

Nécrologies (1969-2013)

La mort selon Cavanna…


« Vous savez jouer au Trompe-la-Mort ? C’est un jeu pour les vieux. Ça se joue avec une photo de classe. Vous savez, ces belles photos avec dessus tous les gosses de quand vous étiez gosse, les petits devant, les grands derrière, les moyens au milieu et l’instituteur tout faraud sur le côté. Alors voilà, chaque fois qu’un de vos vieux copains d’école meurt, vous prenez de l’encre bien noire et un pinceau et, d’un grand coup de pinceau en plein sur la gueule, vous l’effacez de sur la photo. Quand tous vos petits copains sont effacés, vous restez seul et vous avez gagné. Vous êtes le champion du Trompe-la-Mort de votre école. Vous pouvez vous éteindre en paix. Personne ne vous foutra un coup de pinceau plein d’encre à travers la gueule, ce qui est une grande satisfaction et même la seule qui vous reste à cet âge heureux. »


Le dernier qui restera se tapera toutes les veuves : c’est ainsi que Cavanna intitula en 1983 sa chronique sur la disparition de son ami Reiser. De 1969 à 2013, notamment dans les pages de Charlie hebdo, Cavanna écrivit plus de soixante textes pour évoquer le décès de maintes célébrités (De Gaulle, Mesrine, Mitterrand, Lady Di…), de personnalités de la culture et des sciences (Brassens, Sartre, Monod, Polac…), d’artistes et amis (Coluche, Doisneau, Choron, Topor…), mais aussi d’anonymes (le clochard Neuneuil) ou d’animaux qu’il chérissait, tels les orangs-outans du jardin des Plantes.

Révolté toute sa vie contre l’idée même de la mort, Cavanna signe ses « nécrologies » d’une plume caustique et irrévérencieuse, comme autant de prétextes à méditer sur l’illusion de la puissance, l’absurdité de la vie et la connerie humaine, avec une lucidité radicale, parfois bouleversante. Parcourant près de cinquante ans d’histoire, cette anthologie originale fait résonner avec une puissance poignante la voix et le style de Cavanna.

À l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur, Wombat publie simultanément une nouvelle édition augmentée de son essai sur l’immortalité Stop-Crève.

« Même les plus cons ont leur jour de gloire : leur anniversaire. » (Cavanna)


Parution : 20 janvier 2023

Préface de Delfeil de Ton

Couverture de Willem

« Les Intempestifs » n°7

Format 134 x 207 avec rabats

224 pages – 20 euros

ISBN : 978-2-37498-223-6


Ce livre est également disponible en e-book (formats ePub et PDFweb)

François Cavanna


©ELIAS.photography

Issu d’une famille franco-italienne de Nogent-sur-Marne, François Cavanna (1923-2014) débute comme dessinateur humoristique à l’orée des années 1950, après avoir connu la désolation de la Seconde Guerre mondiale. Avec le futur Professeur Choron, il lance en 1960 le sulfureux mensuel d’humour « bête et méchant » Hara-Kiri, s’entourant d’une équipe de talentueux artistes (Fred, Reiser, Cabu, Gébé, Topor, Wolinski…). Sa version hebdomadaire, L’Hebdo Hara-Kiri, interdite en 1970, donnera naissance à Charlie hebdo.

Devenu le principal chroniqueur de ces journaux, il se révèle au grand public comme un écrivain majeur avec ses récits autobiographiques Les Ritals (1978) et Les Russkoffs (1979, prix Interallié), cycle conclu avec le posthume Crève, Ducon  (2020). Il signera au total plus de soixante livres, aussi percutant dans le texte d’humour (L’Aurore de l’humanité), le roman historique (Les Fosses carolines) et l’essai (Lettre ouverte aux culs-bénits).

Son humanisme et son rationalisme, sa verve et son humour, sa lucidité et ses « coups de sang » (en faveur du pacifisme, de la laïcité, de l’écologie et de la défense des animaux…), enfin sa lutte incessante contre la bêtise auront marqué plusieurs générations de lecteurs.


Les livres de François Cavanna chez Wombat

Stop-Crève, suivi de C’est pas fini !

Extrait : « Luigi Cavanna »

Reliques


Il y a des gens qui ont du temps à perdre. Ceux qui se préparent à commémorer Lénine, par exemple. Ceux qui saccagent le musée Lénine, autre exemple.

Je révère Lénine. J’aurais voulu faire ce qu’il a fait. J’essaie de bien le comprendre. Lénine et d’autres. Je n’éprouve pas le besoin de vénérer chaque endroit où Lénine a posé le pied, de me recueillir devant la table où il écrivait, la plume qu’il employait, le pot où il pissait. Tout ça, je m’en fous. Symboles, reliques et amuse-couillons.

Jamais on n’a tant prôné le « concret », le « réalisme », l’« efficience ». Jamais on ne s’est autant gorgé de symboles, d’effigies, d’emblèmes, de solennités, d’attributs, de flonflons, d’anniversaires, de médailles, de drapeaux et de discours pour ne rien dire.

Mon père est mort. Il y a longtemps déjà. J’aimais, j’aime très fort mon père. Il a laissé dans ma viande un trou qui ne se bouche pas. Je pense à lui plusieurs fois par jour, et chaque fois ça me serre la gorge. Je vous raconterai une fois qui il était. Je ne vais jamais sur sa tombe. Ma mère me le reproche. Qu’irais-je y faire ? Mon père, c’est mon père vivant. Ce qu’il y a sous la terre, cette charogne, ce n’est pas mon père. Mon père, il est dans le passé, dans mon passé. Il est dans mes nuits, il est dans mes joies qu’il aurait partagées, il est partout. Il surgit, pof, dans ma tête, sans s’être annoncé. Il y est chez lui. Qu’irais-je faire devant cette triste dalle en aggloméré simili-granit avec son inscription dorée ? Pas besoin de stimulant graniteux, ni d’ambiance de cimetière, pour avoir mon père près de moi, ma main de môme dans sa grosse patte crevassée de maçon, et pour traîner nos dimanches vides dans les banlieues à Italiens où il m’emmenait « prendre le bon air ». Pas besoin. Ma main, elle est toujours dans la sienne, la sienne est épaisse, et chaude, et dure comme une écorce, et la mienne a toujours sept ans. Maintenant, laisse-moi, papa, tu veux ? Chialer sur le papier n’avance pas le boulot.

Les symboles, c’est la proie pour l’ombre. Vénérer des reliques, c’est en ôter, justement, la substantifique moelle, c’est réduire l’enseignement du maître à n’être qu’une liturgie, c’est figer la pensée, c’est remplacer l’étude critique, trop austère, par le culte collectif, facile et exaltant, c’est mettre en avant la pantoufle qu’il porta pour mieux escamoter ce qu’il fit, c’est ériger le détail pittoresque, l’« humain » des journaux à mémères, au-dessus du sens profond. C’est trahir.

Je pense avec dégoût au mausolée de la place Rouge, aux foules kolkhoziennes qui font la queue, des heures, pour contempler quelques secondes ce petit vieux bien propre dans sa cage de verre. « Il faut un culte au peuple. » Non ! Pas au peuple soviétique ! Ou alors vous avez échoué. Vous n’avez rien fait. Vous employez, « pour la bonne cause », les mêmes misérables moyens qu’employaient, contre elle, les pauvres types roublards que vous avez balayés, sans vous rendre compte que, par là même, ingénument, vous professez le même mépris du peuple et de l’homme qu’ils professaient. On n’exorcise pas les symboles à coups d’anti-symboles tout aussi miteux. On ne mène pas les gens vers un monde meilleur avec les mêmes astuces qu’on emploie pour les exploiter. Il faut apprendre aux gens à penser. Et d’abord à ne pas se cramponner à des oripeaux, à des sigles, à des symboles creux, à des slogans. Tout cela n’est pas seulement de l’ersatz de pensée, c’est de l’anti-pensée. Laissez les Américains, ces tristes cons, tailler dans une montagne les gueules de leurs présidents défunts pour attirer à pleins autocars les gogos vers les marchands de saucisses installés au pied de la montagne. Laissez ces pauvretés au monde taré que vous prétendez abolir. Aidez les gens à se débarbouiller le dedans de la tête. N’ayez pas peur d’instruire. Instruire, ça veut dire apprendre à penser juste. Ça veut dire commencer par faire table rase de tous les automatismes. Ça veut dire se déconditionner. N’ayez pas peur d’instruire le peuple. Moi, ce qui me fout la trouille, c’est un peuple con. Pour l’instant, ils le sont tous.


L’Hebdo Hara-Kiri n° 63

(13/04/1970)